Le mercredi 19 avril 2006

16h - 18h, salle C-9019 (9e étage)
Pavillon Lionel-Groulx

conférence de Louise VIGNEAULT

 
 
LA MODERNITÉ ARTISTIQUE EN AMÉRIQUE DU NORD
ENTRE L'ESPACE RÉEL ET L'ESPACE IMAGINÉ

 
 
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Nous terminerons par l’analyse du cas de l’artiste québécois Jean-Paul Riopelle dont la démarche comporte des similarités significatives avec celle de Pollock, mais qui aura à faire face à différentes contraintes. Contrairement au contexte états-unien qui bénéficiait, dès les années 1930, de programmes gouvernementaux d’aide aux artistes et d’un marché soutenu par un réseau de mécènes, les artistes francophones se sont trouvés marginalisés et censurés par les impératifs de sauvegarde des intérêts collectifs. Jusqu’à la fin des années 1950, les pressions exercées par les politiques conservatrices contribuaient néanmoins à renforcer leur appétit d’affranchissement. En réaction au contexte de censure, les Automatistes récupéraient les paramètres surréalistes de l’écriture automatiste, de la même manière que leurs homologues états-uniens. Ils se démarquaient toutefois de ces derniers en limitant l’intervention de la conscience dans le processus créatif au profit de la libre expression de l’inconscient. Associée à la censure sociale et politique, la conscience était considérée par Borduas comme un élément essentiellement néfaste  seul le contenu de l’inconscient devait s’exprimer sans la moindre entrave, afin de permettre à l’artiste de vivre une « plénitude de ses dons individuels ». Misant de cette manière sur un contenu essentiellement intime, les œuvres conservaient à leurs débuts, un format restreint.

… jusqu’à ce que Riopelle choisisse de se démarquer de la vision de son maître en radicalisant les paramètres surréalistes à la manière des artistes états-uniens, soit en faisant intervenir, comme Pollock, la conscience sous forme de « hasard contrôlé ». En raison de la conjoncture politique répressive, mais aussi de l’esprit clanique qui régnait de plus en plus au sein du groupe de Borduas, il quittait Montréal, en 1948 pour s’installer à Paris. Il réalisait alors des œuvres expressionnistes abstraites semblables à celles de Pollock, à la seule différence qu’il travaillait à la verticale, que sa palette de couleur était plus élaborée, et qu’il utilisait le pigment à l’huile  Pollock utilisait de la peinture automobile qui était plus fluide et donc mieux adaptée à la technique du dripping – peut être traduit par dégoulinage).

Lorsque Riopelle présentait sa première exposition solo, en 1949, le surréaliste André Breton écrivait dans la préface du catalogue que son œuvre était celle d’un « trappeur supérieur ». Supérieur... mais trappeur quand même ! Riopelle est demeuré évidemment sceptique devant cette déclaration, ne sachant pas si elle était élogieuse ou condescendante, mais il s'est s'approprié rapidement par la suite cette image de primitivité, en la tournant à son avantage. Malgré la condescendance que charriait cette métaphore, le modèle du coureur des bois et du trappeur participait bientôt à l’essor de sa renommée en France. Plutôt que de perpétuer l’image de l’artiste canadien type, soit d’un créateur continuellement à la remorque des tendances européennes, il se présentait alors comme l'Américain type, souverain, hyperprimitif, déterminé à apporter du sang neuf aux vieux pays. En somme, il renversait habilement la dynamique coloniale.

Mise en scène ici la photo a été prise en 1953 probablement en plein cœur de Paris. L'artiste s'est placé devant un arbre et a installé derrière lui une de ses œuvres 

Il s’agit de Poussière de soleil de la période dite des mosaïques que la critique comparait à la forêt canadienne en raison des qualités chromatiques et du rendu mi-organique mi-géométrique de la touche réalisée à la spatule.

Si cette image de primitivité a participé à son succès dans le contexte européen, il semble que la place que lui a réservée le public québécois dans la mémoire collective n’était pas aussi enviable, comparativement à d’autres figures marquantes comme Borduas ou Jean Paul Lemieux. Une fois de plus, l’examen historiographique nous a permis de cerner la manière dont l’expérience de la frontière aurait déterminé certains facteurs de résistance de la communauté à l’égard du modèle nomade. En raison de la manière dont les modèles nomade et sédentaire ont été fortement opposés dans le contexte francophone, le modèle du coureur des bois qui charriait une connotation d’audace et d’autonomie suscitait plutôt la controverse, au profit de l’habitant dont la stabilité était perçue comme un gage de résistance et continuité. Dès le 17e siècle, l’engagé des campagnes de traite qui s’était adapté au contexte continental et au milieu autochtone, plutôt que de perpétuer le modèle culturel français, était perçu par les élites coloniales comme une figure de résistance, d’anarchie et de nihilisme. Plus tard, au cours des 19e et 20e siècles, le modèle nomade - qui prenait dorénavant l’identité des nombreux travailleurs saisonniers comme le bûcheron - contrevenait cette fois aux valeurs dominantes de continuité et d’homogénéisation ethnique. Malgré le fait que les modes de vie nomade et sédentaire constituaient les deux facettes d’une même réalité, suivant un cycle saisonnier, l’historiographie les a longtemps présentés de manière dichotomique, en maintenant une vision essentiellement négative du nomadisme.

Au cours de la décennie 1950, l’identification de Riopelle au coureur des bois, aux valeurs de démesure, de transgression des frontières et de résistance aux normes, lui a alors permis d’échapper au repli de la communauté francophone, mais également d’affirmer une identité tout à fait moderne, sans adopter l’attitude de dénonciation et de confrontation directe comme l’avait choisi notamment Borduas. L’attitude de Riopelle rejoignait plus spécifiquement celle de la contre-culture américaine  à l’instar de Jack Kérouac, il s’engagera d’ailleurs dans une quête de l’« essentiel continental », en affirmant un nomadisme culturel et une position provisoire sans cesse renouvelable. Au cours des années 1970, alors qu’il revenait s’installer au Québec après plus de vingt ans d’exil, Riopelle choisissait de maintenir une certaine distance face à sa communauté et au milieu artistique. Il se consacre alors essentiellement à son art et à ses passions  soit les voitures, la chasse et la pêche. Les traits d’indépendance qui lui étaient attribués constituaient alors un outrage aux projets politiques rassembleurs, aux valeurs socialisantes et nationalistes en vigueur. Ainsi, bien qu’il ait incarné un modèle puisé dans la mémoire collective populaire, et qu’il soit devenu le premier véritable success story artistique québécois, la communauté a tardé jusqu’à récemment à reconnaître son importance.

Nous avons donc pu constater, à travers ces quelques exemples, que l’emprunt au modèle du pionnier a fourni aux artistes nord-américains des moyens symboliques mais efficaces pour assurer à leur communauté un renouvellement culturel, au moment où se précisait l’orientation de la modernité artistique et les modèles représentationnels collectifs. Par cette initiative, les artistes canadiens et états-uniens auraient même réussi à renverser à leur profit l’ancienne conception coloniale ou folklorique du pionnier, en réinterprétant les paramètres de ses avant-gardes et en court-circuitant par le fait même le monopole culturel de l’Europe. Quant aux œuvres, nous avons également pu entrevoir qu'au-delà des idéaux nationaux et universalistes, les modèles exemplaires de l’odyssée nord-américaine ont été transposés aussi bien dans les paramètres esthétiques que dans la dimension performative des processus de production. À travers leur démarche et les choix esthétiques, les artistes auraient été en mesure de réconcilier à certains égards les catégories dichotomiques de l'arrachement et de l'enracinement.

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